Thor Heyerdahl
et l'Expédition du
Kon-Tiki
: mythe et réalité
Donald P. Ryan
Thor Heyerdahl est le plus grand explorateur norvégien contemporain connu à
l'étranger. En 1947, il s'embarqua sur le Kon-Tiki à destination de la
Polynésie, refaisant ce que les Indiens du Nouveau Monde avaient fait, selon
lui, plusieurs siècles auparavant. Lors d'une expédition ultérieure à bord du
Râ, il démontra de la même façon que, dans l'Antiquité, les Égyptiens
avaient pu traverser l'Atlantique sur leurs embarcations de papyrus et atteindre
ainsi l'Amérique. |
(Traduction : Marie-Thérèse Jacquier)
Le 7 août 1947, un étrange navire s'écrasait sur le récif corallien de
l'atoll de Raroia dans l'archipel des Tuamotu. L'équipage eut la vie sauve et
les six Scandinaves aux visages burinés par le soleil et les intempéries
plantèrent souvenir une pousse de cocotier qu'ils avaient apportée à bord depuis
l'Amérique du Sud. Cette extraordinaire navigation à travers le Pacifique sur un
radeau de balsa nommé Kon-Tiki allait avoir un impact durable à la fois
sur les milieux éru-dits et la culture populaire. Cinquante ans plus tard, le
nom du Kon-Tiki est encore reconnu universellement, et le chef de
l'expédition, Thor Heyerdahl, reste à ce jour l'une des personnalités les plus
célèbres du XXème siècle. Malgré cette reconnaissance du grand public, les
objectifs premiers et les résultats de l'expédition restent quelque peu occultés
par le caractère épique de cette aventure. Dans certains secteurs du monde
érudit, une longue suite d'informations erronées a créé une sorte de mythe
négatif autour du Kon-Tiki et de son capitaine, qui perdure depuis des
décennies. Dans cet article nous nous proposons d'analyser la genèse de
l'expédition et ses résultats, ainsi que ses effets immédiats et à long terme.
Nous espérons que cela mènera à une appréciation plus juste de l'entreprise du
Kon-Tiki.
Thor Heyerdahl, né en 1914, grandit à Larvik en Norvège.1 Dans sa jeunesse, il manifesta un attrait particulier
pour le monde extérieur et les merveilles de la nature. Tout naturellement il
choisit d'étudier la zoologie à l'Université d'Oslo. Comme il s'intéressait à la
biogéographie insulaire des plantes, des animaux et des hommes et recherchait
une expérience de vie plus proche de la nature, Heyerdahl débarqua avec sa jeune
épouse sur l'île de Fatu Hiva aux Marquises pour un séjour d'un an, afin d'y
réunir des spécimens zoologiques et faire l'expérience de la
Polynésie.2 C'est pendant ce séjour, en 1937,
que Thor Heyerdahl fut frappé par l'impact des forces naturelles des vents et
des courants océaniques se dirigeant d'est en ouest. Parallèlement, il eut
connaissance de contes indigènes suggérant que les ancêtres des Marquisiens
seraient arrivés sur ces îles poussés d'est en ouest par les vents et les
courants, un scénario en contradiction complète avec les thèses scientifiques
prédominantes de l'époque.
Heyerdahl rentra en Norvège avec une
impressionnante collection de spécimens - y compris des crânes humains - et
commença d'élaborer activement une théorie qui continue de susciter la
controverse encore de nos jours, théorie selon laquelle un grand nombre des
îliens qui colonisèrent les îles de Polynésie seraient venus de ou via les
Amériques. Ayant à sa disposition la documentation importante de la Bibliothèque
polynésienne Kroepelien à Oslo, Thor Heyerdahl se lança dans l'étude des
parallèles culturels, des vents et courants, de la dispersion des plantes et
animaux et, bien sûr, des moyens de navigation primitifs grâce auxquels le
Pacifique avait pu être traversé.
Bien que le lien avec l'Amérique du Sud eût été son premier objet de
recherche, Heyerdahl ne rejeta jamais la thèse des origines sud-asiatiques du
peuple connu historiquement sous le nom de polynésien. Après avoir passé un an
en Polynésie, il se rendit en Colombie Britannique afin d'y rechercher
d'éventuelles traces de l'itinéraire qu'il privilégiait, à savoir depuis la Mer
des Philippines jusqu'en Polynésie via la côte nord-ouest de l'Amérique. Le
déclenchement de la Deuxième guerre mondiale ralentit ses recherches, mais il
n'en publia pas moins la première version officielle de sa théorie sur la
composante américaine de la colonisation de la Polynésie. Son article, intitulé
"Did Polynesian culture originate in America?" fut publié en 1941 dans une
nouvelle et très sérieuse revue nommée International Science. Cette revue
ne reparut pas après la guerre, et aujourd'hui peu d'érudits connaissent ce
premier article de Heyerdahl qui expose clairement les fondements scientifiques
sur lesquels reposera plus tard l'expédition du Kon-Tiki. Dans ce premier
écrit il assoit les théories qu'il a par la suite toujours soutenues, à savoir
que l'élément sud-américain est un substrat de l'entité polynésienne, et que les
populations actuelles sont arrivées sur le territoire polynésien depuis le nord
en passant par Hawaii.
Après la guerre, Heyerdahl développa ses idées dans un manuscrit érudit
intitulé "Polynesia and America a study of prehistoric relations". Il se rendit
aux Etats-Unis d'Amérique où son manuscrit reçut un piètre accueil de la part
des universitaires à qui il le présenta. La plupart d'entre eux étaient
convaincus qu'il se trompait sur un des points fondamentaux: la capacité des
navigateurs sud-américains à survivre à la traversée, unique ou répétée,
effectuée sur des embarcations considérées comme primitives. Les travaux de S.
K. Lothrop étaient souvent cités dans "Aboriginal navigation off the West Coast
of South America", celui-ci concluait, en 1932, que les radeaux de balsa
remarqués par les premiers découvreurs espagnols auraient absorbé l'eau et coulé
bien avant d'atteindre la moindre île du Pacifique. Considérant ceci comme un
défi, Heyerdahl lança ce qui allait devenir l'expédition du Kon-Tiki. Ce
cas d'école d'archéologie expérimentale allait reproduire, aussi fidèlement que
possible, et mettre à l'épreuve un radeau de balsa à voile. L'expérimentation
rendrait compte à la fois de la navigabilité de ces embarcations et des forces
directionnelles des vents et courants censés les avoir propulsées jusqu'en
Polynésie.
Sur une assise de gros troncs de balsa récupérés dans la jungle d'Equateur,
Heyerdahl commença la construction d'un radeau qu'il nomma Kon-Tiki.
Celui-ci quitta le port péruvien de Callao le 27 avril 1947 ayant à bord
Heyerdahl et un équipage de quatre compatriotes norvégiens et un Suédois. Le
Kon-Tiki se conduisit admirablement, emportant sa cargaison humaine à
toute allure et en toute sécurité vers l'ouest à travers le Pacifique. Au fil
des jours et des tempêtes, les vagues, énormes pouvaient déferler sur le pont et
le traverser de part en part sans que le radeau ne perdît sa rassurante
flottabilité. Le 30 juillet, la terre apparut enfin à l'horizon - l'île de Puka
Puka de l'archipel des Tuamotu. Une semaine plus tard, après 101 jours de mer;
le radeau s'écrasait sur un récif de l'atoll de Raroia. Le Kon-Tiki avait
parcouru 4.300 milles nautiques à une vitesse moyenne de 42,5 milles par jour. A
part les avaries dues à l'échouage sur le récif, l'embarcation restait navigable
et l'équipage était indemne, réfutant ainsi les arguments des sceptiques qui
déclaraient impossible une telle traversée. Les nombreuses réactions de la
communauté scientifique ne se firent pas attendre.
Avant le départ de l'expédition, l'archéologue américain Ralph Linton,
disciple de Samuel Lothrop, avait averti Heyerdahl qu'une traversée sur radeau
était dangereuse due au fait que les troncs de balsa absorberaient l'eau et
couleraient rapidement. Après la traversée réussie, Linton devait à tort
déclarer l'expédition sans valeur parce qu'on ne trouvait pas de balsa sur les
pentes occidentales des Andes. Afin de réfuter les propos de Linton, Heyerdahl
écrivit : "Avant l'expédition du Kon-Tiki, on a dit que, comme les
Indiens, nous ne pourrions survivre à une traversée océanique de ce type parce
que le radeau était fait de bois de balsa léger et poreux convenant seulement à
la navigation côtière puisqu'il absorbait l'eau. Après la réussite de notre
traversée, on a dit, tout de suite également, que nous avions réussi parce que
notre radeau était fait de balsa, une essence de bois censée maintenant ne pas
être connue des Indiens de la côte occidentale de l'Amérique du Sud."3 Encore maintenant, certains affirment que le
Kon-Tiki a été conçu sur le modèle d'un radeau postérieur à l'arrivée des
Espagnols, avec des voiles post-espagnoles, et que les navigateurs
sud-américains faisaient uniquement du cabotage.4 Ces affirmations sont discutables.5
On a critiqué le fait que le Kon-Tiki ait dû être remorqué à distance
de la côte avant de pouvoir entamer sa traversée. Or; ce remorquage avait été
imposé à Heyerdahl afin d'éviter la circulation portuaire. Deuxièmement, à
l'époque on ne savait pas piloter le radeau à l'aide des dérives, et donc
dégager le radeau du rivage était une manoeuvre incertaine. Les expériences qui
ont suivi ont démontré l'admirable souplesse d'utilisation de ces dérives, et
d'autres utilisateurs de radeau après le Kon-Tiki ont pu manoeuvrer
directement depuis leur point dc départ par cette méthode. On a également
prétendu que l'équipage du Kon-Tiki avait discrédité l'expérience en
emportant des équipements de survie modernes tels qu'un radeau de sauvetage, des
aliments en conserve et une radio. De tels commentaires semblent ignorer le fait
que le but de l'expédition était de tester la navigabilité de l'embarcation et
non une épreuve culinaire visant à prouver que des Scandinaves pouvaient
survivre avec de la nourriture indigène. Comme le dit Heyerdahl lui-même : "Nous
n'avions pas l'intention de nous nourrir de chair de lama ni de patates kumara
séchées, car nous ne faisions pas ce voyage pour prouver qu'un jour nous avions
été nous-mêmes des Indiens."6 En fait, le
minuscule canot de sauvetage était insuffisant pour sauver la vie de six
personnes, mais il pouvait être utilisé pour filmer ou pour explorer les sites
de débarquement.
Sir Peter Buck, l'éminent savant polynésien, fut parmi les premiers à
critiquer ce qu'il appelait "cette histoire de radeau du Kon-Tiki... une
gentille aventure", disant : "...mais vous n'allez quand même pas appeler ça une
expédition scientifique!"7 L'anthropologue
finlandais Rafael Karsten prétendit que l'expédition était un canular et que le
radeau avait été "spécialement construit, entre autres choses, afin de pouvoir
chavirer et se redresser de lui-même". D'autres commentaires insinuaient qu'il y
avait eu tromperie: "En général on peut dire que si la moitié de ce qui a été
raconté sur cette expédition est vrai, alors c'est un miracle que les
navigateurs aient pu s'en sortir. Or, il est bien connu que les miracles sont
plutôt rares."8 Un résumé des idées à
l'origine de l'expédition, publié par Heyerdahl dans le Geographicl Journal,
suscita une vigoureuse réaction de la part du savant autrichien Robert
Heine-Geldern.9 Celui-ci défendait également
la thèse des relations transocéaniques avec le Nouveau Monde, mais d'ouest en
est, d'Asie vers les Amériques. On peut admettre, soutenait-il, que les
Polynésiens aient pu visiter le Nouveau Monde mais pas dans le sens inverse.
Quoi qu'il en soit, le public international fit un triomphe au livre sur
l'expédition du Kon-Tiki qui se vendit à plusieurs millions d'exemplaires
et fut traduit dans plus de 50 langues. Le film sur le Kon-Tiki fut
également très populaire. Ce film, adroitement monté à partir des prises de vue
d'une caméra manuelle ordinaire, remporta l'Oscar du meilleur documentaire en
1950. Bien que décrivant les fondements théoriques du projet, le film comme le
livre mettaient l'accent principalement sur l'aspect aventureux de l'expédition.
Il est possible que, dans l'esprit de certains lecteurs, ceci ait
involontairement occulté l'importance des motivations scientifiques de
l'expédition.
A tous les sceptiques du monde scientifique Heyerdahl promit une explication
exhaustive de ses théories dans un livre intitulé American Indians in the
Pacific: the scientific theory behind the Kon-Tiki Expedition. Ce gros livre
- plus de 800 pages de caractères serrés et plus d'un millier de références
érudites - devait exposer ses idées dans le détail. Comme on pouvait s'y
attendre, le livre, tout comme l'expédition elle-même, fit l'objet de critiques
très diverses. L'ethnologue français Alfred Métraux, qui antérieurement avait
traité Heyerdahl de "mauvais savant", fit par la suite une critique élogieuse de
son livre American Indians in the Pacific et se déclara particulièrement
impressionné par son approche interdisciplinaire du sujet.10 D'autres ne furent pas si élogieux.11
Heyerdahl n'esquiva pas les débats savants et donna pendant l'été 1952 des
conférences sur ses thèses devant le 30e Congrès Américaniste International à
Cambridge12 et le 4e Congrès International
d'Anthropologie et d'Ethnologie à Vienne. Dans les années qui suivirent, il fit
fréquemment des exposés lors de nombreux forums de même nature, lesquels, pour
la plupart, furent publiés dans les comptes-rendus de ceux-ci ou dans les
volumes de ses oeuvres complètes. De plus, il était fréquemment invité à
s'exprimer devant des sociétés savantes. L'oeuvre de Heyerdahl fut pour la
première fois reconnue officiellement en 1950 lorsque la Société Suédoise
d'Anthropologie et de Géographie lui attribua la médaille Anders Retzius. Il
reçut ensuite, et reçoit encore, de nombreuses autres récompenses, décorations
et diplômes pour l'ensemble de son oeuvre. Il fut également élu membre de
l'Académie des Sciences de New York, de celles de Norvège et de l'Union
Soviétique. En 1961, l'Université d'Oslo l'honora du titre de docteur. La même
année, Heyerdahl prononça un discours devant le 10e Congrès du Pacifique tenu à
Honolulu en 1961. Lors de ce Congrès une résolution fut adoptée qui
reconnaissait l'apport sud-américain à la préhistoire du Pacifique:
"L'Asie du Sud-est et les îles proches constituent une source majeure de
données concernant les peuples et cultures des îles du Pacifique il en est de
même pour l'Amérique du Sud à l'autre extrémité du Pacifique, ou la recherche
progresse plus rapidement".13 Cette
déclaration semble être restée lettre morte pour beaucoup de savants.
Encore aujourd'hui de nombreuses idées fausses subsistent au sujet
l'expédition du Kon-Tiki, l'une des plus mal fondées étant qu'il
s'agirait d'une opération de publicité montée par un navigateur amateur ou
professionnel cherchant à se faire valoir. Dans une publication importante et
relativement récente, un archéologue américain de premier rang fait référence à
Heyerdahl en ces termes: "un marin professionnel... prédisposé de par sa
formation et son expérience à pratiquer une approche de navigateur plutôt que de
linguiste (de ses théories polynésiennes)."14
Or, au moment de l'expédition, Heyerdahl, qui savait à peine nager, n'avait
pratiquement aucune expérience de navigation, et un seul membre de l'équipage,
Erik Hesselberg, pouvait prétendre être un marin compétent.
Une autre conception erronée est celle selon laquelle Heyerdahl penserait
avoir prouvé, grâce à l'expédition, que des contacts avaient réellement eu lieu
entre l'Amérique du Sud et la Polynésie. Ceci est un non-sens. L'expédition a
seulement clairement démontré la possibilité de tels contacts, en réfutant
l'idée reconnue selon laquelle les embarcations primitives sud-américaines
auraient été incapables de survivre à une traversée océanique.15
La notion erronée qui est peut-être la plus répandue parmi les savants est
celle selon laquelle Heyerdahl penserait que les Polynésiens sont des
Sud-Américains. Une approche attentive de ses idées sur le sujet montrera qu'en
effet il plaide clairement en faveur d'une influence et de populations
sud-américaines présentes dans le Pacifique, dans certains cas comme un substrat
pré-polynésien. Comme je l'ai dit plus haut, il défend l'idée que les
Polynésiens sont en effet originaires d'Asie du Sud-Est, mais il propose un
itinéraire différent et une direction contraire aux idées conventionnelles: un
itinéraire allant de l'Asie du Sud-Est, en suivant les courants et les vents
jusqu'en Polynésie via la côte nord-ouest de l'Amérique. Cette thèse concernant
la côte nord-ouest est beaucoup moins connue que les éléments sud-américains mis
en relief par le Kon-Tiki ainsi que par certaines autres expéditions
archéologiques de Thor Heyerdahl par la suite.
Heyerdahl n'en resta pas là et poursuivit ses recherches sur les origines
possibles des populations du Pacifique. Il n'existait à l'époque encore aucune
preuve archéologique d'une navigation sud-américaine depuis les côtes jusqu'au
coeur du Pacifique. En 1953 Thor Heyerdahl mena la première expédition
archéologique aux îles Galapagos, à 600 miles des côtes de l'Equateur; il y
trouva sur différents sites, une importante quantité de poterie aborigène de
l'Amérique du Sud précolombienne.16 Ces
vestiges lurent formellement identifiés comme tels par les experts de la
Smithsonian Institution, les plus éminents du monde en matière de poterie de la
côte nord-ouest de l'Amérique du Sud.17 Ces
découvertes semblent indiquer que des navigateurs pré-européens auraient pour le
moins survécu à des traversées océaniques aussi loin de leurs côtes et qu'ils
auraient peut-être même fait des allers et retours réguliers sur leurs
vaisseaux. Ce travail important effectué sur les Galapagos est soit peu connu,
soit généralement ignoré. On n'en trouve aucune trace dans une récente étude
récapitulative de la préhistoire sud-américaine qui dit: "Il n'y a aucune preuve
d'une utilisation ou d'une occupation des îles Galapagos par des aborigènes. De
plus, on ne sait pratiquement rien des anciennes méthodes de
navigation."18
A leur retour des Galapagos, les membres de l'expédition firent une
expérience intéressante. Ils construisirent un petit radeau de balsa et
placèrent six dérives, ou guaras, entre les troncs. Les premiers observateurs
européens avaient remarqué que ces dérives étaient utilisées pour la manoeuvre
des vaisseaux sud-américains. Or, elles avaient bien été incorporées à la
construction du Kon-Tiki, mais, à l'époque, Heyerdahl et ses compagnons
ne connaissaient pas bien leur usage et n'étaient capables de les utiliser ni
pour naviguer ni pour éviter un échouage sur un récif de corail. Cependant,
l'expérience menée sur le petit radeau démontra qu'en actionnant les guaras vers
le haut puis vers le bas, on parvenait à manoeuvrer le radeau adroitement dans
n'importe quelle direction, indépendamment du vent ou même contre
lui.19
Il convient ici de souligner le nombre d'imitateurs du Kon-Tiki
suscités par la réussite de cette expédition. Bien qu'un ou deux d'entre eux
aient échoué, la plupart réussirent, qu'il s'agisse de radeaux de balsa faisant
la traversée du Pérou vers l'Australie, ou encore d'une expédition comprenant
toute une flottille de ces petits radeaux.20
En 1988, un aventurier espagnol navigua du Pérou jusqu'aux Marquises sur un
bateau de roseau en 57 jours et poursuivit jusqu'à Tahiti. Les expéditions sur
radeau de balsa et bateau de roseau se poursuivent encore à ce jour.
En plus des traversées océaniques à partir de l'Amérique du Sud, il y a eu un
certain nombre d'expéditions qui voulaient être une sorte de réponse au succès
du Kon-Tiki. Eric de Bisschop tenta sans succès de démontrer qu'un radeau
pouvait naviguer d'ouest en est sur le Paciflque.21 Des cousines plus récentes et plus célèbres de
l'expédition du Kon-Tiki furent celles qui expérimentèrent de grandes
pirogues polynésiennes reproduites sur le modèle ancien, telle
Hokule'a.22 Tout comme celle du
Kon-Tiki, ces expériences permettent des exercices stimulants et utiles
dans le domaine de l'archéologie expérimentale, tout en étant soumises aux mêmes
normes de validation.
Après l'expédition des Galapagos, Heyerdahl en mena une autre sur l'île de
Pâques en 1955/56. Avec une équipe internationale d'archéologues de Norvège, des
Etats-Unis et du Chili, l'expédition effectua les toutes premières fouilles
scientifiques sur l'île. Les résultats de l'expédition furent consignés dans
deux gros volumes de rapports publiés en 1961 et 1965 par Heyerdahl et Edwin
Ferdon, membre de l'expédition. Ces rapports fourniront un important support aux
nombreuses fouilles archéologiques entreprises sur l'île de Pâques dans les
décennies suivantes. Un troisième ouvrage d'Heyerdahl, The Art of Easter
Island, publié en l975, devait compléter ce travail. Heyerdahl écrivit aussi
un livre populaire sur l'expédition, intitulé Aku-Aku. Comme le
Kon-Tiki, Aku-Aku connut un énorme succès populaire.23
Pendant les années 60, Heyerdahl poursuivit ses recherches sur la Polynésie
tout en écrivant plusieurs articles scientifiques et faisant des communications
lors de congrès archéologiques internationaux. Une collection de certains de ses
ouvrages devait être publiée en 1968 sous le titre de Sea Routes to
Polynesia. Les recherches sur l'île de Pâques furent poursuivies dans les
années 80 par Heyerdahl et le Musée du Kon-Tiki, ainsi que des travaux
sur le site de Tucume au Pérou entre 1988 et 1993.24 Des découvertes faites sur ce site semblent confirmer
que l'importance de l'ancienne culture maritime du Pérou a peut-être été jusqu'à
maintenant lamentablement sous-estimée, et plusieurs trouvailles semblent
fournir un lien avec l'île de Pâques.
Si l'on examine l'oeuvre de Thor Heyerdahl, à commencer par l'expédition du
Kon-Tiki, on y distingue une méthodologie de recherche qui lui est très
personnelle. Son approche est interdisciplinaire et il ne recule nullement
devant l'expérimentation pratique, qu'il s'agisse de reproduire et mettre à
l'épreuve des embarcations anciennes ou de rechercher des solutions à des
problèmes tels que, par exemple, la sculpture et le transport des moai de l'île
de Pâques. Un autre trait significatif de sa méthode consiste à montrer
considération et respect pour les traditions locales, qu'il considère comme des
sources d'information historique potentiellement importantes.25 En outre, lorsqu'il lance un projet de recherche
archéologique, il a recours à des archéologues de terrain professionnels pour
effectuer les fouilles et les encourage à tirer leurs propres
conclusions.26 Enfin, l'approche de Heyerdahl
est celle d'un penseur indépendant qui n'a pas peur de prendre position contre
la majorité s'il sent qu'il est sur la bonne voie.
Pour conclure
:
Cinquante ans après l'expédition, le Kon-Tiki est encore vivant et la
plupart des archéologues, qu'ils soient avertis ou non maintiennent des
positions affirmées sur le sujet. Le radeau lui-même est exposé au Musée du
Kon-Tiki à Oslo, en Norvège. Le Musée est un élément positif et durable de
l'héritage de cette expédition et sert aujourd'hui comme centre de recherche sur
la préhistoire du Pacifique. Il renferme une extraordinaire bibliothèque
polynésienne et a parrainé de nombreuses expéditions archéologiques
d'importance.27
Le Kon-Tiki est aussi toujours vivace dans la culture populaire. Son
nom a été donné à toutes sortes de produits et de services, dans le but de leur
apporter une connotation d'aventure ou une atmosphère du Pacifique Sud.
Aujourd'hui, on trouve le nom du Kon-Tiki associé à des écoles de plongée
en Thailande et aux Philippines, à des matériels d'énergie solaire en Slovénie,
à une marque de camping-car et à un modèle de voilier, une agence de voyages en
Yougoslavie, à des groupes scouts aux Pays-Bas et en Afrique du Sud, à des pubs
aux îles Vierges et en Arizona, à des glaces en Espagne, à une station
touristique à Fidji et à un hôtel en Turquie, sans parler d'une longue liste de
poèmes et de chansons, et même des variétés de raisin baptisées
Kon-Tiki.28
Thor Heyerdahl n'est nullement impliqué dans ces entreprises commerciales. En
fait, dans la période immédiatement postérieure à l'expédition, puis dans les
décennies qui l'ont suivie, Heyerdahl a renoncé à en tirer une fortune
personnelle non négligeable en refusant toute forme de parrainage commercial,
quel qu'il fût. Sa grande intégrité lui a toujours interdit de faire quoi que ce
soit à des fins lucratives et il a constamment réinvesti dans la recherche
archéologique une grande partie des gains provenant de ses magnifiques ouvrages.
Il a lui-même financé ses expéditions ultérieures, aux Galapagos en 1953, sur
l'île de Pâques en 1955-56, ainsi que d'autres projets scientifiques, avec les
revenus de ses travaux antérieurs
Malgré les critiques toujours présentes, le public ainsi qu'un nombre
considérable de savants continuent d'admirer Thor Heyerdahl et son oeuvre, et il
est sans aucun doute l'un des anthropologues vivants les plus honorés et les
plus décorés. Au Pérou, par exemple, où ses idées étaient jadis tournées en
ridicule, il a reçu deux titres de docteur honoris causa des universités de
Lima, et l'Instituto de Estudios Historico-Maritimos s'est honoré de publier son
ouvrage sur la navigation dans le Pérou ancien.29 De nouvelles découvertes archéologiques au Pérou,
ainsi que des études portant sur des vestiges ostéologiques humains de l'île de
Pâques,30 font reconsidérer la thèse de
possibles influences sud-américaines dans le Pacifique. En outre, on s'intéresse
à nouveau à l'idée d'un lien entre la zone nord-ouest américaine en bordure du
Pacifique et la Polynésie.
Thor Heyerdahl demeure aujourd'hui l'une des figures les plus populaires et
les plus admirées de notre temps, celle d'un homme qui symbolise, pour le grand
public, l'aventure scientifique de même qu'un sens de l'honnêteté personnelle,
dans un monde qui manque particulièrement de modèles positifs vivants. Sa vie
d'aujourd'hui a dépassé le cadre de l'expédition du Kon-Tiki: il milite
en faveur de la paix mondiale, de l'exploration scientifique et d'un
environnement mondial sain. Ses ouvrages ont inspiré plusieurs générations, leur
insufflant la passion de la science, de l'exploration et du passé
humain.
L'archéologie et l'érudition ont beaucoup évolué depuis
l'expédition du Kon-Tiki et l'ouvrage sur les American Indians in the
Pacific. Bien que certains persistent à rejeter la thèse d'influences
américaines dans le Pacifique, le sujet reste, du moins en ce qui me concerne,
suffisamment stimulant et porteur pour mériter que les recherches soient
poursuivies. Il est clair que l'histoire humaine du Pacifique et des terres
proches n'est pas encore complètement écrite et que nos idées peuvent fluctuer
pendant encore de nombreuses années, au fur et à mesure que de nouveaux vestiges
archéologiques se font jour et que d'anciens témoignages sont déclassés ou
réexaminés. A travers sa longue expérience, Heyerdahl est convaincu que
l'histoire du passé humain est beaucoup plus riche que nous ne l'avons jamais
imaginée. Il a ouvert, pour sa part, un créneau de recherche et de méthodologie
qui a fortement contribué au débat, et il ne serait pas surprenant que les idées
et la controverse autour de l'expédition du Kon-Tiki persistent pendant
encore au moins 50 ans.
* Publié en Bulletin de la Societe des Etudes Oceaniennes 275
(Septembre 1997) pp.22-35.
Donald P. Ryan Division of Humanities, Pacific Lutheran University,
Tacoma, Washington, USA
Notes
:
1 Les biographies de Heyerdahl incluent:
Evensberget 1994, Jacoby 1968, et Ralling 1990. 2
Heyerdahl 1938, 1941b, 1996b. 3 Evensberget 1994 pp.104-105, Jacoby 1968
pp.198-199. 4 Bahn et Flenley 1992
pp.46-48. 5 Heyerdahl 1952 pp.513-620,
1996a. 6 Heyerdahl 1950a p
27. 7 Evensberget 1994 pp.102-103, Jacoby
1968 p.198. 8 Evensberget 1994 pp.103-104,
Jacoby 1968 pp.201-203. 9 Heine-Geldern
1950,1952; Heyerdahl 1950b, 1951. 10
Evensberget 1994 pp.106-107, Jacoby 1968 pp.206-209. 11 Par exemple: Firth 1953, Linton 1953. 12 Heyerdahl 1953a, b, c. 13 Résolution no.3: Tuthill 1963 p.48. 14 Rouse 1986 p. 23. 15 Heyerdahl 1955,1963. 16 Dans son ouvrage intitulé Kon-Tiki, Heyerdahl
écrit : "Je suis tellement convaincu que les Indiens ont traversé le Pacifique
sur leurs radeaux que je suis prêt à construire un radeau du même modèle et
traverser l'océan avec, simplement pour prouver que c'était possible." (p.17)
Dans American Indians in the Pacific il exprime à nouveau les raisons
sous-jacentes au projet du Kon-Tiki: "... j'ai décidé de construire une
reproduction du radeau de balsa si contesté, et ceci dans un double but :
déterminer son comportement en mer et sa navigabilité à partir d'une observation
pratique, et démontrer la justesse de ce que je pensais pou-voir être vérifié
indirectement par d'autres faits, à savoir que la Polynésie était naturellement
accessible aux embarcations primitives du Pérou." (pp.601-602). 17 Heyerdahl et Skjolsvold 1956. 18 Bruhns 1994 p.366. 19
Heyerdahl 1957,1959. 20
Heyerdahl 1978 pp.39-44. 21 Bisschop 1959,
Danielsson 1960. 22 Finney
1979,1994. 23 Un quatrième ouvrage,
Easter lsland: The Mystery Solved, fut publié en 1989. 24 Heyerdahl et al. 1995,1996. 25 Heyerdahl 1996c. 26 Smith 1993. 27
Par exemple: Skjolsvold 1994. 28
Evensberget 1994 p.101, Jacoby 1968 p.192. 29 Heyerdahl 1996a. 30 Par exemple: Chapman et Gill 1997.
Bibliographie
:
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